
RÉSUMÉ
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Cette étude se propose d'examiner
l'oeuvre de Raymond Queneau sous l'angle théâtral: recensement des écrits
répondant au genre dramatique, achevés ou inachevés, mais aussi approche
de la théâtralité de l'oeuvre narrative et poétique et des rapports
complexes entretenus par l'auteur et son oeuvre avec le fait théâtral.
I - Les
oeuvres théâtrales
1) On peut recenser quatre pièces achevées:
Aux Enfers (1916, publiée en 1975 dans le Cahier de l'Herne)
est une comédie de jeunesse en trois actes, dont le sujet pseudo-mythologique
permet au lycéen de régler littérairement quelques comptes avec un professeur
et l'institution scolaire.
En passant (1944), publiée et jouée à plusieurs reprises, est
à juste titre la pièce la plus connue. Deux actes rigoureusement parallèles,
dont les personnages et les péripéties se répondent deux à deux, ce
qui confère à l'ensemble une structure symétrique jusque dans le détail
de l'élaboration textuelle. Celle-ci se caractérise aussi par une tonalité
poétique dominante, qui se combine avec un humour verbal récurrent.
La pièce se rattache en outre, par les thèmes de l'incommunicabilité
et des rêves impossibles, au théâtre de l'absurde, mais aussi, par les
multiples allusions à des oeuvres antérieures, à toute une tradition
littéraire et à d'autres écrits queniens.
Les candidats (1945), oeuvre de circonstance, dénonce les compromissions
de l'Académie française sous l'occupation, en reprenant en deux scènes
le personnage du père Ubu.
Saint-Siméon (1947) se présente d'abord comme un "drame radiophonique",
qui dans sa dernière version (dactylographiée) prend la tournure d'une
oeuvre scénique en cinq tableaux véritablement élaborée: composition
rigoureuse, mise en scène comique du langage, aspects parodiques mettant
en relief, dans une perspective souvent symbolique, la coloration dramatique
du dénouement et la leçon tragique liée au thème du temps.
2) Trois pièces sont restées
inachevées:
Monsieur Phosphore (1940), qui met en scène "quatre anges déchus"
et trois archanges au moment de la création de l'homme (ce qui provoque
la crise et la rupture entre Dieu et Satan/le diable/Lucifer), offre
un intérêt théâtral, à travers les rapports des personnages entre eux
(notamment dans la création originale d'un nouvel archange, Monsieur
Phosphore, personnage très quenien dans son attitude "en retrait"),
et un intérêt littéraire dans la force stylistique de certains passages
(dialogues et tirades), tout en paraissant vouloir répondre à des préoccupations
métaphysiques.
Du pareil au même (à partir de 1941), dont le dossier comporte
divers fragments, présente le personnage de Bonaparte d'un point de
vue historiquement fantaisiste, comique à l'occasion. Mais le texte
est sous-tendu par une philosophie de l'histoire que l'on retrouve dans
certains passages d'Une histoire modèle.
L'ombre de Greta Garbo (1947?), sous des dehors vaudevillesques
et avec une verve linguistique particulièrement riche, décline une double
thématique familière à plusieurs romans de Queneau: le rêve et le cinéma.
3) Plusieurs dossiers présentent
des ébauches théâtrales de longueurs disparates:
La légende des poules écrasées (à partir de 1945?), dont nous
n'avons que des scénarios, tient à la fois de la comédie et de la féerie
(une préférence paraissant se dessiner pour ce dernier genre par la
présence décisive d'un "cercle magique" symbolisant le paradis), tout
en entretenant des relations avec le genre romanesque et la chanson.
- Crânes pointus et têtes rondes est une adaptation d'une pièce de Brecht
(elle-même adaptée de Mesure pour mesure de Shakespeare), pièce dénonçant
sous forme de fable les méfaits du nazisme.
Parmi les fragments et projets les plus représentatifs, on peut
relever L'abour et la Nanture (dont le statut - nouvelle ou pièce de
théâtre? - est incertain), trois "conversations", Tannhauser, Éridan
le mal chaussé, Le pêcheur de... Des notes éparses font en outre état
de projets relativement nombreux, mais inaboutis. Ces fragments et projets
ont le mérite d'apporter des éléments d'étude génétique: point de départ
d'une écriture théâtrale, et genèse d'oeuvres queniennes.
4) Le théâtre radiophonique
pouvant être considéré comme du théâtre à part entière, il est légitime
d'ajouter à ce recensement deux adaptations radiophoniques:
Celle d'Intrique et amour (1937), drame de Schiller représenté
en 1784. Adaptation fidèle, mais tenant compte, dans un esprit de simplification,
des contraintes de l'audition.
Celle de Peter Ibbetson (1949), roman de George du Maurier (1891)
traduit par Queneau. Plus élaborée que la précédente, cette adaptation,
grâce à un travail radiophonique et théâtral précis, combine habilement
la fidélité à l'oeuvre originale (et à son atmosphère) avec des caractéristiques
propres à l'écriture quenienne. À l'examen, on s'aperçoit que l'oeuvre
théâtrale de Queneau, peu abondante mais riche d'enseignements et perspectives,
se trouve en majorité concentrée sur une période limitée: 1940-1950.
II - La
théâtralité
Il convient donc de voir dans quelle mesure le renoncement à l'écriture
théâtrale correspond à la manifestation d'une théâtralité plus ou moins
consciente dans le reste de l'oeuvre.
1) La théâtralité se manifeste ouvertement dans des écrits poétiques
(textes surréalistes, Muses et lézards) dont la présentation est celle
de véritables petites scènes, mais aussi dans la composition de chansons
pour deux comédies musicales (Le vélo magique, La croqueuse de diamants).
En outre, deux romans paraissent entretenir des relations encore plus
ouvertes avec le genre dramatique. Les temps mêlés, dont la troisième
partie, avant d'être intégrée comme les autres à Saint Glinglin, possédait
les caractéristiques d'une tragédie en cinq actes, mais d'une tragédie
aux allures burlesques: dialogues, monologues, mise en abyme du spectacle,
comique verbal, mouvements de personnages diversement campés inscrivent
le texte dans la double tradition de l'écriture dramaturgique et quenienne;
mais une tendance à l'envahissement didascalique et la variété des Temps
mêlés (narration , poésie , théâtre ) ont sans doute poussé Queneau
à la mutation générique en faveur du roman. Le vol d'Icare, lui aussi,
paraît répondre aux normes théâtrales, par la présentation dialoguée,
la structure, l'atmosphère et les modes de relation des personnages.
Il s'agit en réalité d'emprunts formels au genre dramatique: Le vol
d'Icare est bien un roman, véritable et ultime, qui marque, dans sa
totalité, le point final d'un cycle littéraire. D'autres oeuvres se
caractérisent aussi par des emprunts visibles à la forme théâtrale:
Exercices de style, dont quelques versions (Comédie, Interrogatoire,
Désinvolte, Interjections, Inattendu...) tiennent du récit mimétique,
ainsi que les Conversations dans le département de la Seine, publiées
dans Contes et propos.
2) Pour Queneau, la spécificité
des genres n'est pas un absolu, au contraire. L'oeuvre narrative et
poétique recèle des caractéristiques dramaturgiques plus ou moins voilées.
De nombreux dialogues romanesques, dans leur forme et leur poids structurel,
créent des situations de "distanciation" entre scripteur et personnages,
et par là confèrent au récit une forte tonalité théâtrale; parmi les
nombreux exemples possibles, les plus significatifs se trouvent dans
On est toujours trop bon avec les femmes, le dimanche de la vie, Les
derniers jours, Loin de Rueil, Les fleurs bleues, Les enfants du Limon,
Un rude hiver...
Dans cette perspective, la diégèse peut être fréquemment considérée
comme un discours didascalique présenté ouvertement comme tel: la mention
"(Geste)" qui ponctue de nombreuses pages de Zazie dans le métro en
est une bonne illustration. À partir de là, il est aisé de voir dans
certains récits rapportés et dans certains monologues de véritables
insertions théâtrales. Ainsi, langage romanesque et langage dramatique
présentent d'intéressantes analogies, qui influencent notre vision des
personnages: "marionnettes rêveuses" se cachant souvent sous des masques
ou des déguisements (double thématique qui donne aux actions des allures
de jeu ambigu), ces personnages aux identités incertaines donnent l'impression
d'être "en représentation", jouant des rôles plus ou moins fixés. Et
s'ils ne sont pas des "forces actantielles", leur statut laisse la narration
se construire selon des structures théâtrales: structures classiques,
avec des péripéties qui convergent vers un dénouement tragique/comique
(Pierrot mon ami, Loin de Rueil, Zazie dans le métro), ou plus modernes,
avec une dramaturgie en "tableaux" ou en "séquences" (Les fleurs bleues),
l'ensemble abolissant toute forme d'"illusion comique".
3) Voilà qui révèle une richesse
faite aussi bien de rigueur que de foisonnement. Comme on le sait, l'écriture
quenienne est chargée d'éléments visuels: motif récurrent du regard,
personnages "observateurs" ou spectateurs des autres et d'eux-mêmes,
la dominante visuelle est aussi patente dans maints poèmes de Courir
les rues et de Morale élémentaire. En complément, l'ouïe est fortement
sollicitée: dialogues accompagnés de didascalies à caractère auditif
(bruits ou silences), annonces sonores de l'arrivée des personnages...
Vue et ouïe fixent un cadre quasiment scénique à la diégèse. Cadre renforcé
par de nombreuses références parodiques à différents genres dramatiques;
l'intertextualité s'appuie en particulier sur des structures oppositives,
mettant en relief l'antagonisme des forces sur lequel repose le "conflit
théâtral". L'écriture quenienne peut donc être considérée comme dramatique,
dans une perspective non seulement classique, mais aussi moderne, par
les rapprochements possibles avec le théâtre de Jarry ou le théâtre
dit de l'absurde. En conséquence, le succès théâtral de Queneau est
compréhensible: le nombre grandissant des adaptations d'oeuvres romanesques
(voire poétiques) pour la scène s'explique par leur forte densité dramatique.
Parmi tous les exemples possibles, ceux de Loin de Rueil, de Zazie dans
le métro et d'Exercices de style montrent que, au-delà des éléments
narratifs (événements, personnages, échanges verbaux et gestuels), c'est
le langage lui-même qui est mis en scène, devenant ainsi le protagoniste
privilégié d'une écriture scénique au moins implicite.
III - Théâtre,
thèmes et propos
Si son oeuvre est lestée d'une densité dramaturgique indéniable, les
préoccupations théâtrales de Queneau s'avèrent riches d'enseignements.
1) Un examen thématique de l'oeuvre permet de repérer de nombreuses
références au spectacle (théâtre, opéra...) et à des dramaturges comme
Shakespeare, Molière, Marivaux... En outre, le théâtre est souvent sollicité
en tant qu'image (comparaison ou métaphore), surtout dans la poésie
(Morale élémentaire en particulier). D'une manière plus spécifique,
un épisode final d'Odile, faisant écho à un texte du Voyage en Grèce,
évoque le théâtre de Dionysos comme le lieu par excellence de l'harmonie
universelle, sorte de "point suprême" où la parole prend vie. Et c'est
un fait: l'oeuvre quenienne est semée d'évocations et de descriptions
de spectacles, avec une prédilection pour les spectacles populaires:
cirque, variétés, fêtes foraines, music-hall et cinéma y tiennent une
place privilégiée. Symétriquement, l'exemple de La vallée des songes,
scénario cinématographique inédit, offre le cas intéressant d'un spectacle
théâtral complexe inséré dans le film, tendant vers une confusion volontaire
des formes de spectacle. Revenant aux romans, on s'aperçoit qu'ils prennent
souvent les allures de "romans comiques", dans l'esprit de celui de
Scarron: personnages comédiens, comme avec Zazie dans le métro ou Loin
de Rueil, où les plans de la "réalité" et de la "fiction" (rêvée/jouée)
se recoupent sans cesse, ce que confirment les incessants rapprochements
que l'on peut faire entre roman et théâtre (classique et élisabéthain
en particulier) et qui inscrivent l'oeuvre quenienne dans une continuité
littéraire.
2) Queneau lui-même, en
tant qu'individu, entretient avec le théâtre des rapports inégaux et
complexes. Les renseignements que peuvent nous fournir divers témoignages,
notamment les Journaux 1914-1965, font état d'un certain nombre de spectacles
auxquels il a assisté avec plus ou moins de plaisir; assez significativement,
des récits de rêves montrent que le théâtre fait partie de son univers
mental. Par ailleurs, les spectacles qu'il paraît fréquenter le plus
volontiers trahissent un goût certain pour le "divertissement", le plaisir
visuel qui ne peut entraîner de conséquences graves: variétés, cérémonies
religieuses et politiques. Un recensement au moins partiel de ses lectures
ne met pas le théâtre au premier rang; parmi les dramaturges, Shakespeare
vient en tête, suivi de Jarry, Molière, Eschyle, Ionesco, Tardieu (choix
évidemment différents selon les périodes)... En tant que commentateur,
Queneau donne l'impression d'avoir à l'égard du théâtre une attitude
réservée, correspondant sans doute à sa réserve naturelle. Mais lorsqu'il
fait profession de critique, ses analyses, positives ou négatives, frappent
par leur précision et leur sûreté; on sait aussi qu'il a personnellement
participé à la lecture de la pièce de Picasso Le désir attrapé par la
queue, et que dans plusieurs émissions de radio il a accordé une place
prépondérante aux arts de la scène. Et même si plusieurs conversations
et notes diverses définissent le théâtre sous des angles plutôt négatifs,
on s'aperçoit que ce qui l'intéresse est moins le théâtre en tant que
tel que ce qui relève du "théâtral" dans la littérature, en particulier
par le truchement du langage.
3) Le problème se pose donc
en ces termes: l'écriture de Queneau est en grande partie théâtrale,
mais on surprend chez lui une réticence parfois déclarée envers le théâtre.
Apparente contradiction, qu'il faut mettre en rapport avec les positions
de l'auteur à l'égard de l'oral d'une part (distinctions entre le "dit"
et l'"écrit", entre la conversation et le dialogue), des mots d'autre
part (mise en scène du matériau verbal dans l'écriture). Il faut en
outre insister sur le fait que l'écriture quenienne est toujours exigeante,
établissant une distance constante, à caractère dramaturgique, entre
le "je" du scripteur et le fait littéraire. Ne rien laisser au hasard,
rester maître de sa composition, faire de son oeuvre un ensemble organique
cohérent et autotélique: voilà qui entraîne des choix génériques délibérés,
plutôt en faveur du roman; le théâtre lui semblerait trop aléatoire,
voué à des adaptations et à des mises en scène qui lui échapperaient,
alors que le romancier reste l'unique médiateur, l'unique responsable
de son oeuvre, garant de son unité. Queneau l'a plusieurs fois formulé:
les genres littéraires se mêlent, doivent se mêler, comme les registres.
Il n'est donc pas étonnant que dans son oeuvre, le théâtre se mêle naturellement
au roman et à la poésie, de la même manière que roman et poésie s'interpénètrent.
C'est surtout une question de somme: tout doit converger vers l'oeuvre
littéraire totale qui, si elle doit vraiment être génériquement identifiée,
s'assimile plutôt au roman, mais à un roman dont théâtre et poésie sont
des composantes fondamentales. Composition littéraire et spectacle visuel
ne doivent pas être formellement confondus; et si l'on veut s'adonner
au spectacle, autant se démarquer de la littérature et se consacrer
au cinéma: c'est ce qu'a fait Queneau après ses essais d'écriture purement
théâtrale. Au-delà d'une oeuvre scénique réelle mais quantativement
limitée, le fait théâtral se manifeste dans l'oeuvre de Queneau d'une
manière profonde et constante, mais souvent secrète. Voilà qui correspond
à ce que l'on connaît de cette oeuvre, qui s'accommode souvent du spectacle
(des personnages, des décors, des événements, du langage surtout), mais
jamais du spectaculaire; lorsque Queneau veut montrer, il répugne à
le faire ouvertement et officiellement; c'est au lecteur de décrypter
le visuel sous l'écriture, d'extraire le théâtre de l'épaisseur littéraire.
Les annexes, après un recensement partiel des manifestations théâtrales
tirées de l'oeuvre de Queneau, donnent la transcription des textes dramatiques
inédits les plus importants, dans un ordre chronologique: quatre pièces
inachevées (Monsieur Phosphore, Du pareil au même, La légende des poules
écrasées et L'ombre de Greta Garbo), une oeuvre complète (Saint-Siméon)
et, à titre d'exemple significatif, un court dialogue isolé (Le pêcheur
de); les trois dernières pages présentent des documents photographiques.
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